Je téléphone

Je téléphone à Françoise. Il me paraît utile de lui parler de cette lettre d’homme. Elle me fera part de sa réaction de femme. Après tout c’est elle qui a eu l’idée de tout cela, qui m’a entraînée dans cette aventure. Il faut qu’elle « assume » un peu. Il faut qu’elle sache où j’en suis. Et qu’elle me donne son avis.

Nous nous rencontrons au Radis noir, le restaurant végétarien qu’elle adore fréquenter. Elle a commandé son habituelle crème d’orge aux radis (c’est la spécialité de la maison) dont elle paraît se délecter. J’ai pris une soupe froide, à la tomate. Je lui raconte tout. L’histoire d’Éric semble l’abasourdir, mais pour le reste elle est enthousiaste, elle trouve tout très bien, très prometteur. Elle pense que son idée a été géniale, que je suis sur la voie de la réussite, que je vais gagner ma vie. À condition, dit-elle en se ravisant un peu entre deux cuillerées de sa crème d’orge, que j’évite les imprudences. Celle commise avec Éric était majeure. Avec le « monsieur » elle se pose des questions, elle ne sait pas trop, il faut voir… Je lui dis qu’en effet on verra, mais que je ne peux pas laisser passer une affaire comme celle-là, une chance pareille… Oui, dit-elle, bien sûr, mais la question est de savoir quel genre de type c’est… un P.-D.G. d’accord, mais… je le vois un peu venir ton bonhomme… Je lui demande si à ma place elle irait. Oui, elle irait. De toute façon, dit-elle, tu es assez grande pour juger…

Elle se met à regarder le plafond, à fermer les yeux, à rêver. Tu es assez grande, Marie-Constance, et pourtant tu es toujours la merveilleuse jeune fille que tu étais à dix-huit ans. Une drôle de chipie d’ailleurs. Mais merveilleuse, inoubliable. Elle garde les yeux clos, comme perdue dans les allées de la mémoire. Tu te souviens quand nous jouions En attendant Godot, je ne sais plus très bien si c’était avant ou après le Conservatoire, je crois bien que c’était avant, nous faisions Pozzo et Lucky, moi Pozzo et toi Lucky, nous avions décidé de monter la pièce à quatre filles, des femmes dans tous les rôles, c’était Clotilde qui faisait Vladimir, et Laurence Estragon, elles avaient déjà de la bouteille… nous, les débutantes, on se contentait des petits rôles, c’est ça, moi Pozzo et toi Lucky… je te tenais par une espèce de licol, une corde passée autour de ton cou, tu te souviens ? tu étais très drôle dans ce rôle, épatante, un rôle complètement muet d’ailleurs, et c’était dommage, parce que tu as une si belle voix, une voix si chaude, si prenante, mais à ce moment-là on ne connaissait pas vraiment ta voix, on ne l’appréciait pas vraiment…

Et maintenant, l’apprécie-t-on davantage ? Je me revois à cette époque, plutôt maigrichonne, même des fesses à ce moment-là, avec mon nœud coulant autour du cou, revêtue d’un vieux sac à pommes de terre, les pieds nus, Françoise tirant le bout de la corde, moi tirant la langue… Je réussissais très bien dans le genre comique. Maintenant, je fais dans le genre sérieux. Des comtesses, des P.-D.G. Je me demande ce que Françoise pense vraiment. Je la ramène au sujet qui me préoccupe. À ma place, répondrait-elle positivement (j’insiste) à cette lettre ? Positivement, positivement, dit-elle, je ne sais pas ! mais j’irais voir, sûrement, au moins pour savoir quelle tête a le bonhomme… Pour le reste je t’ai déjà donné mon avis, je n’ai pas une grande expérience, mais je peux te dire…

Elle me raconte ce que j’ai déjà entendu cent fois. Quand elle est entrée chez Maître Blanc, elle n’était au fond qu’une petite dactylo qui voulait avoir un métier, le plus immédiat, le plus facile, un C.A.P. vous le procure, puis, peu à peu, elle s’est mise en situation de gagner la confiance de l’avocat, de prendre en main directement une partie des affaires de son cabinet, jusqu’à devenir une vraie secrétaire de direction, sans doute parce qu’elle était active, efficace et sérieuse aussi, parfaitement sérieuse dans le travail, qualités dont on lui a su gré… jusqu’au jour (ici son visage s’anime d’une sorte d’éclat pathétique)… jusqu’au jour où le cabinet de Maître Blanc ayant pris de l’importance, celui-ci a cru bon de s’adjoindre un associé, Maître Bonnet… alors là, la catastrophe… c’était le harcèlement sexuel quotidien… que dis-je, le harcèlement ? le chantage… oui, le chantage… j’ai cru que tout capotait, basculait… je me voyais obligée de partir, ma situation foutue… Eh bien, dit Françoise, j’ai tenu bon…

Elle s’interrompt une seconde pour commander un yaourt maigre. Elle plante ses grands yeux tragiques dans les miens, me prend le poignet. Oui, j’ai tenu bon… J’ai mis les choses au point une fois pour toutes avec Maître Bonnet. Sans agressivité, mais fermement. Voilà comment il faut faire avec les hommes. Mettre les choses au point. Non seulement j’ai sauvé ma situation, mais j’ai sauvé le cabinet Blanc-Bonnet. Le plus florissant de la ville. Et non seulement Bonnet me respecte maintenant, mais il a trouvé en moi sa meilleure collaboratrice. Nous sommes des amis, de grands amis. Voilà les hommes. C’est simple. Je réponds sottement : Oui, c’est simple. Et je commande à mon tour un yaourt maigre.